Du 22 mai au 6 novembre 2023, l’historien Jonathan Lemire, commissaire de l’exposition Visages des rébellions – Jean-Joseph Girouard, patriote portraitiste (1794-1855), vous propose à chaque semaine une chronique dans laquelle il explore plus en détail un aspect de la vie, de la carrière ou de l’œuvre du notaire et député patriote Jean-Joseph Girouard.
C’est à Sainte-Scholastique, le 1er juin 1837, que se déroule la plus importante assemblée patriote sur la rive nord de Montréal à l’aube des troubles insurrectionnels. Ce rassemblement donnera le ton à un été (et un automne) chaud dans le vaste comté des Deux-Montagnes. L’assemblée, dont le notaire Jean-Joseph Girouard en est l’instigateur, vise avant tout à rendre un vibrant hommage l’Orateur de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada, Louis-Joseph Papineau, qui fait l’honneur de sa présence.
Deux jours avant l’événement (30 mai 1837), le leader patriote est l’hôte du notaire à Saint-Benoît. Le village est alors en liesse et brille de mille feux. Au matin du 1er juin, 300 à 400 personnes se réunissent autour de la maison du patriote portraitiste et une centaine de charrettes attendent patiemment en vue d’un départ prévu en milieu d’avant-midi. Papineau est la tête d’affiche de cette assemblée anticoercitive qui vise essentiellement à dénoncer les dix résolutions de lord John Russell reçues quelques semaines plus tôt. L’assemblée est d’abord annoncée à la porte de l’église paroissiale, mais aussi dans les pages de La Minerve et du Vindicator.
Selon La Minerve, « avec le talent artistique qu’on lui connaît, Girouard avait décoré l’entrée de sa maison par une arche piquée de feuilles d’érable surmontée d’une couronne de fleurs au bas de laquelle était suspendue une banderole de soie blanche portant cette inscription : ‘’Honneur à Papineau.’’ » Après un éloquent discours, les deux hommes prennent place dans la calèche de ce dernier sous les applaudissements de la foule. Plusieurs calèches suivent l’honorable cortège. Tous deux chevauchant leur monture, les jeunes marchands James Watts et Hercule Dumouchel agissent à titre d’escortes aux deux politiciens. Par ailleurs une délégation d’habitants provenant de Saint-Eustache, dirigée par William Henry Scott, Jean-Olivier Chénier, Joseph-Amable Berthlot et Émery Féré, se joint aussi au convoi.
Vers midi, la défilade atteint le village de Sainte-Scholastique. Deux milles personnes attendent et acclament les chefs patriotes. Plusieurs personnalités prennent place sur la tribune. Ce sont Louis-Joseph Papineau, bien entendu, mais aussi les deux députés du comté des Deux-Montagnes, Jean-Joseph Girouard et William Henry Scott, Ignace Raizenne, Vital-Léandre Dumouchel, Luc-Hyacinthe Masson, Edmund Bailey O’Callaghan, député de Yamaska (et « bras droit » de Papineau), et Jacob Barcelo. C’est d’ailleurs ce dernier qui est nommé à la présidence de l’assemblée. Le vieux notaire Berthelot en est le vice-président alors que Luc-Hyacinthe Masson et John Cyrus Hawley occupent le poste de secrétaire.
Dans la foule nombreuse, plusieurs banderoles, affiches et pancartes arborant des dénonciations sont brandies par les gens. Les orateurs se succèdent alors sur l’estrade. C’est Papineau, il va sans dire, qui harangue d’abord l’auditoire. Pendant environ trois heures, le grand tribun harangue le public attentif. Dans un discours convaincant, il parle dans les deux langues et reprend grosso modo les éléments de son discours tenu à l’assemblée de Saint-Laurent deux semaines plus tôt. Son discours enflammé pousse au boycottage des produits anglais. Tout en comparant le soulèvement canadien à la Révolution américaine, il lance aussi un vibrant appel aux femmes canadiennes, condamne évidemment les Résolutions Russell qui proposent notamment d’utiliser l’argent du trésor provincial sans l’assentiment de la Chambre d’assemblée. Il dénonce en vain le monopole controversé de la British American Land Company (BALC). Le principal orateur est ensuite suivi par les députés Girouard et Scott, puis de Raizenne, Masson, Jean-Baptiste Dumouchel et O’Callaghan.
La « grande assemblée des hommes du Nord », telle que nommée dans son compte rendu dans La Minerve (5 juin 1837), forme ensuite le Comité permanent du comté des Deux-Montagnes. Girouard y est évidemment nommé en tant que « membre de droit » en raison de son poste de représentant de la circonscription. On adopte aussi neuf résolutions, toutes plus ou moins calquées sur celles de Saint-Ours (7 mai 1837), dont la première est proposée par le notaire de Saint-Benoît :
Résolu 1 – Que les Francs Tenanciers et Habitants de ce comté, lors de leur réunion en Assemblée générale à Saint-Benoît le 11 avril 1836, ont exprimé en détail au moyen de diverses résolutions, leurs opinions sur l’état de la province et sur la conduite des autorités britanniques envers le peuple d’icelle, lesquelles résolutions cette Assemblée approuve, confirme, et réitère solennellement; que la partialité, la duplicité, les préférences d’origine et la corruption avec lesquelles les ministres de la couronne, la commission royale, et l’administration de la province, ont continué d’agir envers la Représentation et le Peuple, au lieu de réparer les griefs et abus et d’assurer au pays un gouvernement responsable et protecteur ont justifié toutes nos provisions d’alors ; et que si nous courbions la tête sous le joug que la métropole menace de nous imposer, l’unique résultat des prétendues mesures de conciliation et de justice qu’on nous avait annoncées, serait la violation la plus flagrante des droits les plus chers aux habitants de cette province et les mieux reconnus, la perpétuité et l’irresponsabilité et des abus qui ont régné, le monopole de la fortune et du domaine public en faveur de la caste ou d’individus favorisés, et l’anéantissement du peu de pouvoirs et de franchises dont le libre exercice pouvait avoir lieu dans la province, pour en revêtir sans contrôle des ministres sourds aux vœux du peuple, ignorant la condition et les besoins de cette province, complices des actes de violence, d’injustice et de pillage qui ont eu lieu, mus par d’odieuses distinctions nationales et intéressés à perpétuer un système d’ascendant pour une oligarchie corrompue qui est leur créature, et d’abaissement pour la masse indépendante du peuple.
Globalement, voici les principaux points qui sont débattus/dénoncés : On y dénonce d’abord les 10 Résolutions de John Russell, on y affirme haut et fort que le peuple est trompé par le gouvernement, les Américains demeurent une source d’inspiration, on y promouvoit le boycottage des produits britanniques, on favorise conséquemment le développement des manufactures nationales et la contrebande avec les États-Unis et on décide en ce sens d’envoyer une pétition au Congrès américain afin d’abolir les droits de douanes,, on favorise aussi la création d’un Comité de surveillance/de comté, on remercie les travailleurs/ouvriers de Londres et de Toronto pour leurs appuis, on félicite la Nouvelle-Écosse pour ses revendications politiques, on prône une égalité citoyenne, sans distinctions ethniques, linguistiques, religieuses ou sociales, on exige à grands traits l’électivité du Conseil législatif, on prône évidemment le gouvernement responsable, on réitère le contrôle des deniers publics par la Chambre d’assemblée de la province, on dénonce les monopoles terriens (la BALC) et globalement toute l’aristocratie coloniale, on dénonce la Commission Grey-Gibbs, on demande formellement l’appui des États-Unis et des provinces du Haut-Canada, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, et en soi, on comprend que le Bas-Canada ne peut plus rien attendre de Londres, que la mère-patrie n’est pas bienveillante envers sa colonie.
L’assemblée du 1er juin 1837 à Sainte-Scholastique marque le pas d’une série d’importants rassemblements politiques tout au long de l’été et de l’automne 1837. L’agenda insurrectionnel du comté des Deux-Montagnes débute précisément là. Les dirigeants politique et militaire de la province ont déjà eu des échos de cet important rassemblement au nord de Montréal. Dès lors, les autorités garderont un œil attentif sur la résistance qui s’opère aux abords de la rivière du Chêne.
Le lendemain ou surlendemain (2-3 juin 1837), le cortège politique, ayant toujours à sa tête Louis-Joseph Papineau, Jean-Joseph Girouard et William Henry Scott, passe ensuite par le village de Saint-Eustache où ces derniers s’arrêtent chez le docteur Chénier, dont l’hospitalité n’est plus à faire.
Pour en savoir plus sur Jean-Joseph Girouard, visitez l’exposition temporaire Visages des rébellions – Jean-Joseph Girouard, patriote portraitiste (1794-1855), présentée à l’Espace muséal du manoir Globensky du 18 mai au 12 novembre 2023.
Qui a écrit cet article?
Historien, auteur, généalogiste et conférencier spécialisé dans l’histoire du Québec au 19e siècle, particulièrement sur les rébellions de 1837-1838 dans le comté des Deux-Montagnes, Jonathan Lemire est diplômé en histoire à l’Université de Montréal (2001).
Il est depuis plusieurs années chercheur et commissaire sur plusieurs expositions permanentes et temporaires en lien avec l’histoire insurrectionnelle. Il est l’auteur de cinq ouvrages : Jacques Labrie. Écrits et correspondance (Septentrion, 2009), Portraits de patriotes, 1837-1838 – Œuvres de Jean-Joseph Girouard (VLB éditeur, 2012), L’église de Saint-Eustache : une histoire mythique, patriotique et symphonique (Ville de Saint-Eustache, 2013), Ludger Duvernay, Lettres d’exil, 1837-1842 (VLB éditeur, 2015), L’OSM en concert à l’église de Saint-Eustache. 235 ans d’histoire et l’avenir devant nous (Fondation église historique de Saint-Eustache, 2018).
Pour son implication et ses nombreux travaux en histoire, il fut honoré de la Médaille de l’Assemblée nationale en 2013.
Il est finalement commissaire, coordonnateur, chercheur et rédacteur dans le cadre de l’exposition temporaire Visages des rébellions – Jean-Joseph Girouard, patriote portraitiste (1794-1855), réalisée par la Maison nationale des patriotes et présentée à l’Espace muséal du manoir Globensky du 18 mai au 12 novembre 2023.