Le 14 décembre 1837, le général John Colborne ordonne à ses soldats d’encercler le village de Saint-Eustache, où sont campés les patriotes depuis plusieurs semaines. Les patriotes soutiennent le siège pendant plusieurs heures. Le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes, brandi durant la bataille, en porte les marques. Du moins, c’est ce qu’on a longtemps cru…
Vignette : Le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes, conservé au Château Ramezay. (André Sarrazin)
Aujourd’hui conservé au Château Ramezay, le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes a été conçu par Jean-Joseph Girouard et confectionné par Marie-Victoire Félix et Louise Choquette, toutes deux membres de l’Association des dames patriotiques du comté des Deux-Montagnes. Marie-Louise Félix est également la belle-sœur de Girouard.
Dans une série de deux articles, nous vous proposons de vous plonger dans les recherches sur le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes menées par le photographe André Sarrazin. Ce dernier a découvert le drapeau pour la première fois en 2017, à Saint-Eustache, où il avait été invité par la Société Saint-Jean-Baptiste afin de prendre en photo les festivités du 180e anniversaire de la rébellion de 1837.
Selon André Sarrazin, le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes n’a jamais été brandi pendant la bataille du 14 décembre 1837! Dans ce premier article, nous vous invitons à remonter la chaîne de transmission du drapeau, de ses créateurs et créatrices jusqu’au Château Ramezay.
Les propriétaires du drapeau de 1837 à aujourd’hui
Reconstituer la chaîne de transmission du drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes n’a pas été chose facile. Le point de départ des recherches d’André Sarrazin ne se trouve pas en 1837. D’ailleurs, on ne connaît aucune source témoignant du sort du drapeau durant ou après la bataille de Saint-Eustache.
La première trace du drapeau se trouve dans le catalogue d’une exposition réalisée en 1892 pour le 250e de la fondation de Montréal par la Montreal Exposition Co. et présentée au Palais de Cristal. Ne cherchez pas cet édifice sur une carte : le hall d’exposition a été détruit par les flammes en 1896. Le Palais de Cristal se trouvait dans un quadrilatère délimité par les rues Sainte-Catherine, Cathcart, Union et University, aujourd’hui le boulevard Robert-Bourassa.
Dans le cadre de cette exposition, les membres de la Société d’archéologie et de numismatique de Montréal présentent une collection « d’antiquités canadiennes ». La collection assemblée est très éclectique : on y trouve des portraits, des plans et des documents divers, des sceaux, des livres, des médailles et des pièces de monnaie, de l’argenterie et de la porcelaine, des armes et des costumes de l’époque du Régime français… ainsi que des drapeaux, dont le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes.
Le drapeau appartient alors au docteur Joseph Leroux. Dans une lettre datée du 2 septembre 1892 adressée à la Société d’archéologique et de numismatique de Montréal, ce dernier décrit le drapeau et en retrace les propriétaires depuis 1837.
Après le 14 décembre 1837, Damien Masson fils l'a apporté chez lui et l'a gardé jusqu'à sa mort vers 1862. Melle Filiatrault en a hérité par testament de son oncle. À son tour, elle l'a donné à son gendre (en 1887) Mr Charles Forte de Montréal. Au printemps de 1892 (1er mars) Monsieur F-X. Craig en est devenu possesseur à titre de garantie pour une somme d'argent prêtée. Le 1er juillet 1892, le Dr Leroux de Montréal l'a acheté pour le prix de $100.00.
Extrait de la lettre du docteur Joseph Leroux à la Société d'archéologique et de numismatique de Montréal
En prenant pour point de départ cette description, André Sarrazin est parti en quête de documents d’archive, de contrats de mariage et d’actes de décès afin de reconstituer la généalogie des propriétaires du drapeau et préciser son parcours depuis sa création jusqu’en 1892. Puis, du docteur Leroux jusqu’au Château Ramezay.
En 1904, le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes passe entre les mains du docteur Gaston Maillet. Celui-ci offre le drapeau à l’Ordre Indépendant des Forestiers (OIF) de Toronto, dont il est alors le président. En 1908, le nouveau vice-président de l’OIF, Victor Morin, entre en contact avec le conseil de musée du Château Ramezay afin de leur faire don du drapeau. Les membres du conseil choisissent de l’exposer dans la salle du conseil.
Le drapeau est manipulé pour la dernière fois en 1984 par l’Institut canadien de conservation (ICC), qui en fait l’analyse et la restauration. Le drapeau n’a pas été altéré depuis.
Damien Masson, patriote de Saint-Benoît
Selon le docteur Leroux, au moment de la bataille du 14 décembre 1837, le drapeau n’appartient plus à son concepteur, le notaire Jean-Joseph Girouard, mais au fils de Louise Choquette, Damien Masson.
Cette affirmation pose cependant problème : le jour de la bataille, Damien Masson est au village de Saint-Benoît. Lorsqu’il apprend que l’armée britannique est en route vers Saint-Benoît, il tente de fuir, mais est capturé par des volontaires loyaux durant la nuit du 15 au 16 décembre 1837.
La question de l’emplacement du drapeau au moment de la bataille de Saint-Eustache devient alors particulièrement épineuse. Damien Masson l’avait-il prêté à un patriote de Saint-Eustache? Il est toutefois difficile d’imaginer que les autorités aient accepté de remettre le drapeau à Damien Masson à sa sortie de prison…
Pour les mêmes raisons, il est peu probable que Damien Masson ait fuit Saint-Benoît en emportant le drapeau avec lui. Les volontaires loyaux responsables de la capture de Masson auraient sans nul doute confisqué, voire détruit, le drapeau.
Il ne reste donc plus qu’une seule possibilité : que le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes soit resté au village de Saint-Benoît. Une autre question surgit alors : comment a-t-il survécu au saccage du 19 décembre 1837?
Avant de fuir Saint-Benoît, Jean-Joseph Girouard cache certains objets de valeur dans une petite maison abandonnée, en espérant qu’ils ne soient pas trouvés. De plus, il encourage les patriotes à dissimuler leurs fusils et leurs balles avant l’arrivée de l’armée britannique et des volontaires loyaux. On peut donc facilement supposer que d’autres chefs patriotes aient caché non seulement leurs armes, mais également toutes autres possessions jugées compromettantes. Pour Damien Masson, dissimuler le drapeau utilisé dans des rassemblements patriote a dû être de premier ordre avant de prendre la fuite. Mais où le cacher? André Sarrazin a une théorie.
Le marchand Jean-Baptiste Dumouchel, l’un des chefs patriotes de Saint-Benoît, est un marchand général; sa maison et son magasin sont construits côte à côte. Comme le reste du village, ces deux bâtiments sont incendiés le 19 décembre 1837 par l’armée britannique et les volontaires loyaux. Comme bien d’autres, Dumouchel fait reconstruire ses propriétés après la rébellion.
Quel est le lien entre ces deux bâtisses et le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes? Eh bien! figurez-vous que Jean-Baptiste Dumouchel avait fait construire un passage sous-terrain entre son magasin et sa maison et que ce passage a survécu à l’incendie! On a d’ailleurs retrouvé trois tunnels du même genre à Saint-Benoît. Selon André Sarrazin, le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes aurait été caché dans l’un de ses tunnels et aurait ainsi survécu au saccage de Saint-Benoît, avant d’être récupéré par Damien Masson.
Damien Masson conserve le drapeau jusqu’à son décès. Sa nièce, Malvina Filiatrault, en hérite et l’offre à son gendre, Charles-Hormidas Forté. En 1892, le drapeau passe entre les mains de François-Xavier Craig en garantie pour une somme d’argent prêtée à Forté. Il faut croire que Forté ne rembourse pas sa dette, puisque quelques mois plus tard, Craig vend le drapeau au docteur Joseph Leroux pour la somme de 100 $, un montant qui représenterait aujourd’hui un peu plus de 3 000 $.
Le drapeau n’a pas flotté durant la bataille de Saint-Eustache
Les recherches d’André Sarrazin ont révélé que le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes a une histoire beaucoup plus complexe qu’on ne le croyait. En effet, il n’aurait pas été brandi pendant la bataille de Saint-Eustache. Mais alors, comment expliquer les brûlures, les traces de balles de fusil et le trou causé par le passage d’un boulet de canon? Pour connaître la réponse à cette question, lisez sans plus attendre notre deuxième article sur le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes, dans lequel nous nous penchons sur l’analyse matérielle du drapeau. En effet, André Sarrazin a fait à l’aide de son appareil photo des découvertes très intéressantes sur les dommages subis au fil du temps par le drapeau.
Visitez l’exposition La rébellion de 1837 dans le comté des Deux-Montagnes,
présentée à l’Espace muséal du manoir Globensky, où vous pourrez
apprécier une reproduction du drapeau des patriotes du comté des
Deux-Montagnes.
Nous remercions chaleureusement André Sarrazin d’avoir partagé le fruit de ses recherches sur le drapeau des patriotes du comté des Deux-Montagnes avec nous et d’avoir collaboré à la rédaction de cet article.
Qui a écrit cet article?
Kevin Lajoie est titulaire d’un baccalauréat en histoire et en études classiques ainsi que d’une mineure en études médiévales. Il travaille pour Patrimoine culturel Vieux-Saint-Eustache depuis cinq ans : d’abord comme guide-interprète, puis comme chargé de projet. En 2023, il a participé à la toute première formation en meunerie artisanale au Québec, présentée par le Conseil québécois du patrimoine vivant. Il occupe officiellement le poste d’assistant-meunier au moulin Légaré depuis l’automne 2023.