Du 22 mai au 6 novembre 2023, l’historien Jonathan Lemire, commissaire de l’exposition Visages des rébellions – Jean-Joseph Girouard, patriote portraitiste (1794-1855), vous propose à chaque semaine une chronique dans laquelle il explore plus en détail un aspect de la vie, de la carrière ou de l’œuvre du notaire et député patriote Jean-Joseph Girouard.
Au Bas-Canada, après l’abolition de la Chambre d’assemblée et de la Constitution en mars 1838, le nouveau gouverneur John Colborne établit une première commission d’indemnités destinée aux loyaux, mais principalement aux « proches » des hautes instances gouvernementales.
À partir de 1845, à la suite de l’amnistie générale proclamée au Bas-Canada et après une nouvelle commission établit dans le Haut-Canada qui dédommage plus largement les victimes des rébellions, un nouvel état d’esprit s’installe et une pression est mise sur le gouvernement en place afin qu’il en fasse autant. On évalue alors les réclamations de la population bas-canadienne à 241 000 £. À lui seule, le comté des Deux-Montagnes représente 50 000 £, soit une somme équivalent de nos jours à environ 9,5 millions de dollars.
C’est le gouvernement réformiste de Robert Baldwin et Louis-Hippolyte La Fontaine qui opère le processus d’indemnisation. Après un long et musclé débat entre celui-ci et les Tories, le projet de loi, connu sous le nom officiel de Act to provide for indemnisation of Parties in Lower Canada whose property was destroyed during the Rebellion in 1837-1838 (Bill pour indemniser les personnes du Bas-Canada, dont les propriétés ont été détruites durant la rébellion dans les années 1837 et 1838), est finalement adopté par le parlement le 9 mars 1839, par 47 voix contre 18. Il vise spécifiquement à indemniser « toutes » les victimes des répressions patriotes et militaires. Six jours plus tard, le bill est aussi entériné par le Conseil législatif. La suite fait partie de l’Histoire. Le 25 avril 1849, alors que le gouverneur général Elgin se rend au parlement pour y sanctionner la loi, il est injurié et menacé de mort par les partisans tories. Ce soir-là, des émeutiers incendient le parlement à Montréal (actuel Place d’Youville). Malgré ces élans de violence, la commission est formée par cinq commissaires sous la présidence de Philip Henry Moore. Il est assisté de Crosbie Hanson, James Leslie, Jacques Viger et Ovide Leblanc.
Le but des réclamants est de réaliser l’inventaire des pertes qu’ils ont subies durant les rébellions de 1837-1838, et ce, peu importe s’il s’agit de pertes causées par les patriotes, l’armée britannique ou les volontaires loyalistes. Après deux longues années d’audiences laborieuses, les commissaires reçoivent 2 650 réclamations au Bas-Canada, dont 276 proviennent du comté des Deux-Montagnes. Mais que réclame-t-on au juste ? Des maisons incendiées ou détruites, des granges et bâtiments divers, des meubles de toutes sortes, beaucoup de vêtements, des animaux, du grain, des instruments aratoires, de l’alcool, beaucoup d’étoffes du pays et évidemment des fusils.
La réclamation faite par le notaire Jean-Joseph Girouard (contenue à Bibliothèque et Archives Canada) est la deuxième plus importante de tout le comté. Le 12 février 1846, le chef patriote de Saint-Benoît rédige une vaste réclamation « pour des effets pillés et/ou brûlés par les troupes de Sa Majesté et gens armés sous le nom de volontaires. » Il réclame en premier lieu : « La maison d’habitation de M. Girouard, située sur la grande rue du village Saint-Benoît, de 36 x 30 pieds, en pièces de bois lambrissées, fronton, double couverture, étude et cuisine en allonge de 15 x 30 pieds, vestibules extérieurs, mansardes ; le tout peinturé, avec laiterie, caves privés et estimé la somme de cinq cent cinquante livres cours actuel. »
Il réclame aussi pour la « Destruction en partie des tuyaux d’aqueduc amenant l’eau de la montagne auxdits bâtiments (…). » Dans ses « objets détruits ou pillés », le notaire inscrit en tout premier lieu : « Renfermée dans un grand coffre, l’Histoire du Canada par feu le Dr Labrie, en huit époques jusqu’à l’administration de lord Dalhousie ; manuscrit très volumineux, avec de nombreuses notes et des documents précieux et inédits, divers ouvrages rares sur l’histoire du pays (…). Ces documents rassemblés par le Dr Labrie, qui avait travaillé toute sa vie à cet ouvrage, ont été évalués à cinq cent louis par un bill passé dans la Chambre d’assemblée, session de 1832, envoyé au Conseil législatif qui le renvoya à la Chambre basse sous une autre forme. Cet article devant faire l’objet d’une réclamation particulière dans l’intérêt de la famille Labrie, n’est mentionné ici que pour mémoire. »
Par ailleurs, Girouard réclame plus de 6 000 minutes de son notariat, couvrant les années 1816 à 1837. Il réclame 300 £ pour une quantité impressionnante de d’ouvrages de toutes sortes : sur le droit civil et criminel, sur l’histoire bien entendu, sur la botanique, sur l’astronomie, de nombreux dictionnaires et encyclopédies, sur la grammaire française et anglaise, sur les mathématiques, sur les religions, sur toutes les formes d’arts, sur l’agriculture, sur la littérature en général, sur toutes les sciences humaines et naturelles en vogue à l’époque, etc. Il réclame aussi quantité d’instruments de physique et d’objets et instruments reliés aux arts graphiques : des toiles, quantités de portraits de familles, des dessins, des crayons de toutes sortes, des pastels, des pinceaux. Il réclame aussi un piano (« retrouvé mais considérablement endommagé ») et une guitare anglaise, plusieurs instruments aratoires, sans compter tous ses meubles de ménage.
Bref, sa réclamation, se chiffre à 2 424 £. Une véritable fortune pour l’époque. Après une étude approfondie de la part de la commission, il est jugé que le notaire, de par son rôle prépondérant dans les troubles du comté des Deux-Montagnes, est compromis dans ces événements et par conséquent, et ne reçoit que 999 £.
Pour en savoir plus sur Jean-Joseph Girouard, visitez l’exposition temporaire Visages des rébellions – Jean-Joseph Girouard, patriote portraitiste (1794-1855), présentée à l’Espace muséal du manoir Globensky du 18 mai au 12 novembre 2023.
Qui a écrit cet article?
Historien, auteur, généalogiste et conférencier spécialisé dans l’histoire du Québec au 19e siècle, particulièrement sur les rébellions de 1837-1838 dans le comté des Deux-Montagnes, Jonathan Lemire est diplômé en histoire à l’Université de Montréal (2001).
Il est depuis plusieurs années chercheur et commissaire sur plusieurs expositions permanentes et temporaires en lien avec l’histoire insurrectionnelle. Il est l’auteur de cinq ouvrages : Jacques Labrie. Écrits et correspondance (Septentrion, 2009), Portraits de patriotes, 1837-1838 – Œuvres de Jean-Joseph Girouard (VLB éditeur, 2012), L’église de Saint-Eustache : une histoire mythique, patriotique et symphonique (Ville de Saint-Eustache, 2013), Ludger Duvernay, Lettres d’exil, 1837-1842 (VLB éditeur, 2015), L’OSM en concert à l’église de Saint-Eustache. 235 ans d’histoire et l’avenir devant nous (Fondation église historique de Saint-Eustache, 2018).
Pour son implication et ses nombreux travaux en histoire, il fut honoré de la Médaille de l’Assemblée nationale en 2013.
Il est finalement commissaire, coordonnateur, chercheur et rédacteur dans le cadre de l’exposition temporaire Visages des rébellions – Jean-Joseph Girouard, patriote portraitiste (1794-1855), réalisée par la Maison nationale des patriotes et présentée à l’Espace muséal du manoir Globensky du 18 mai au 12 novembre 2023.